Tunisie : Badiou et Zizek passent à côté de l’essentiel
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MEHDI BELHAJ KACEM
Slavoj Zizek et Alain Badiou
L’événement tunisien par Mehdi Belhaj Kacem.
Propos recueillis par la rédaction.
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Mais enfin, c’est un fait, que ne nous feront pas oublier des Badiou et des Zizek, surtout pas à un Tunisien en 2011 : les régimes staliniens et maoïstes étaient rigoureusement abominables. Une chinoise, dont la famille a participé activement à la GRCP [1], m’a dit que pour elle, la Révolution culturelle avait été quelque chose de pire qu’Auschwitz. Il faut donc bien faire attention aux facilités que nous prenons, du confort de nos appartements d’universitaires bourgeois jouant aux gauchistes chics, quant à cela. Il se pourrait que « l’affaire Badiou » nous saute à la figure au moins autant que « l’affaire Heidegger ». Ce que j’ai lu de Badiou et Zizek sur la Révolution tunisienne est proprement inepte. Les philosophes tunisiens m’ont dit qu’ils regrettaient qu’il n’y ait pas un Deleuze, un Foucault, un Derrida encore en vie, qui aurait trouvé les mots justes et vibrants pour prendre la mesure de l’événement. Je regrette un peu le silence de gens comme Nancy et Rancière, dont la sensibilité est totalement adéquate à ce qui est arrivé.
Il est patent que Badiou et Zizek, et l’écrasante majorité du « radical chic », qui ont réagi tard au premier événement positif d’ampleur historique et mondiale du vingtième siècle, ne connaissent rien à la situation, mais, dans le cas de Badiou, c’est spectaculaire : il réussit à parler, presque comme Sarkozy, de la Révolution tunisienne comme de simples « émeutes ». Il dit : « peut-être que des énoncés intéressants vont venir de là-bas, attendons… » Il est à côté de la plaque. Ici, il y a des énoncés « intéressants » absolument partout, il suffit de marcher avenue Habib Bourguiba, qui s’est transformée en Agora géante depuis trois semaines. Il est sûr qu’un tag comme : « la femme tunisienne est libre et elle le restera ! » n’est pas exactement de nature à « intéresser » l’anti-féminisme d’un Badiou… Ce qui dérange le gauchisme bureaucratique de ce dernier, c’est que le vingt-et-unième siècle commence par les signifiants-Maîtres de « liberté » et de « démocratie », pas encore de « communisme » ni de « égalité ». Le colloque consacré à Londres, sous la houlette du français maoïste et du slovène stalinien, au renouveau de « L’idée du communisme », réussit la prouesse de ne pas enrichir le supposé « communisme » à venir d’une seule Idée neuve. Pas une seule. Badiou réussit l’exploit de ne pas prononcer non plus une seule fois le mot « événement », alors qu’il s’agit bien du premier événement majeur, absolu, du vingt-et-unième siècle. Il ne prononce pas non plus le mot « Révolution », alors que c’est de ça qu’il s’agit. Même moi, comme la plupart des penseurs d’« extrême-gauche », j’avais quasiment renoncé à la croyance dans le mot et le concept de « Révolution » ! Et il est revenu dans le réel, et le réel de mon pays d’origine. Badiou ne prononce évidemment pas le mot « démocratie », auquel il est allergique, que tout le peuple tunisien a le droit de prononcer depuis seulement trois semaines. Et tous les peuples arabes. Mais j’en ai désormais une longue expérience : Badiou prétend toujours, de son confort de bourgeois gauchiste, vouloir le Bien du Peuple, mais la vérité est qu’il se moque totalement de ce que peuvent vouloir – et vivre, et penser –, dix millions de Tunisiens, y compris ceux desquels la Révolte est partie : les couches les plus populaires, relayées ensuite par l’activisme « petit-bourgeois », comme il dira dans son jargon antidaté, des manifestations à Tunis et des réseaux sociaux d’information. Il y a eu, là, une solidarité populaire à toute épreuve, au-delà de la division des classes. Mais l’envoi de la Révolution, Gafsa, Sidi Bou Zid, Kasrine, était rigoureusement populaire. Une amie tunisoise, qui était présente lors de la manifestation décisive du 14 janvier devant le Ministère de l’intérieur, qui s’est faite poursuivre par des miliciens et donc presque tuer, m’a raconté qu’elle avait vu une grande bourgeoise marcher main dans la main avec un cireur de chaussures. La lutte des classes reviendra à son heure, revient déjà : la bourgeoisie et une partie de la petite-bourgeoisie rêvent déjà d’un retour à l’ordre et aux affaires ; le prolétariat ouvrier et paysan continue les soulèvements héroïques, étouffés ou falsifiés par la désormais très précaire propagande d’État. Mais enfin, tous, ils veulent la liberté avant tout.
C’est ça le bilan que nous devons tirer du vingtième siècle pour passer au vingt-et-unième : l’égalité sans liberté, ça ne marche pas. Les États-Unis ont remporté la guerre du vingtième siècle, avec tous les excès de son capitalisme féroce, parce que c’est un pays où la liberté est le Maître-mot, et parce qu’ils sont très légalistes ; que le Droit est une question fondamentale. Le capitalisme chinois, lui, est d’une férocité qui relativise encore l’américain. Il y a encore plus de catastrophes écologiques dans le monde dues aux Chinois qu’aux Américains, ce qui est tout dire : c’est ça la triste vérité de la « révolution » dictatoriale à la Mao. La Russie est une immense mafia, comme l’était la Tunisie de Ben Ali et comme elle continuera à l’être si nous ne menons pas un sérieux travail d’épuration. Encore aujourd’hui, les effets du « communisme » étatico-bureaucratique du vingtième siècle, c’est une catastrophe. Je me demande parfois si, de même que le christianisme a pris le pouvoir historico-mondial en convertissant l’empereur romain, si un jour les États-Unis ne vont pas devenir le premier État communiste vivable. On l’oublie trop souvent, et c’est ça pour moi la tâche aveugle de gens comme Badiou ou Zizek, que Marx a toujours dit que le communisme n’avait de chance de prendre que sur la base d’une démocratie bourgeoise et d’un État de Droit. C’est à partir de Lénine que ça déraille. Passer directement d’un empire féodal au communisme, ça n’a pas marché et ça ne marchera jamais. C’est ça l’impasse profonde de la philosophie de l’événement, donc de l’Histoire, de Badiou. Pour lui, l’Histoire s’est arrêtée en 1967 à Shanghai. Je vis en 2011, à Tunis.
[1] GRCP : Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, dite Révolution culturelle.